Identité et liberté, lettre à Gaspard Koenig
Peut-être avez-vous lu le récent compte-rendu du débat sur le libéralisme entre Gaspard Koenig et Natacha Polony dans les colonnes du Figaro ? La confrontation du philosophe libéral, animateur du think tank Generation Libre, qui vient de publier un livre, «Le révolutionnaire, l'expert et le geek. Combat pour l'autonomie», et de la journaliste, égérie des conservateurs souverainistes, constituait une affiche prometteuse. La lecture de cet article m'a inspiré cette "Lettre à Gaspard Koenig".
Cher Gaspard, votre omniprésence médiatique me ravit. On entend enfin parler de libéralisme dans les medias en France ! et je partage beaucoup de vos positions. Pourtant, le sentiment qui domine à la lecture de votre échange avec Natacha Polony, riche et dense, c’est une certaine confusion.
Comme vous en convenez avec Polony, le terme libéralisme est utilisé à toutes les sauces. Voilà que vous voulez en cuisiner une nouvelle: le « jacobinisme libéral », que vous rattachez à une « tradition française du libéralisme », qui se caractériserait par la place éminente accordée à l’Etat. « L’Etat doit garantir l’émancipation de l’individu (...) Le rôle de l'État libéral n'est pas de priver l'individu de son appartenance -à sa famille, sa culture- mais de lui assurer la possibilité de s'y soustraire s'il le souhaite. »
Quand j’ai lu ça, je me suis demandé si vous ne confondiez pas libéralisme et laïcité … Mais pourquoi cette référence aux jacobins ? cette révérence au parti de Robespierre, qui n'a pas laissé dans l'histoire l'image d'un grand libéral, c'est le moins qu'on puisse dire ? ce mariage de la carpe et du lapin est-il une astuce pour attirer l'attention des medias, à l'affût de tout ce qui est nouveau et original ? Malheureusement la suite de l'article devait confirmer mes craintes, le "jacobinisme libéral" désigne bien un nouvel « étatisme libéral ».
Etatisme libéral?
Cher Gaspard, dans la continuité de votre pensée, vous affirmez aussi que "s'agissant des plus faibles, les libéraux (défendent) depuis une dizaine d'années (la solution) du revenu universel". L'Etat verserait donc un revenu à chacun, qu’il travaille ou pas. Je ne sais pas ou vous avez trouvé que "les libéraux" sont convaincus que cette proposition soit la panacée.
En fait, cette idée vous séduit car vous êtes persuadé que la technologie va faire disparaitre l'emploi. Comme je vous l'ai fait remarquer sur Twitter, ce mythe de la disparition de l'emploi - qui n'est pas nouveau - n'a aucune réalité, le chômage est au plus bas dans les principales économies, sauf en France évidemment. Laissons donc le "revenu universel" aux utopistes socialistes.
La forte baisse du chômage aux US et en UK démontre l'inanité des théories sur la "disparition de l'emploi"
L’Europe n’est pas libérale
Le débat sur l’Europe n'est pas moins essentiel. Vous faites partie de ceux pour qui « Bruxelles est le garant d'un certain libéralisme ». Je ne partage pas votre avis. L’expérience l'a démontré, l'Europe n’est pas libérale, il y a tromperie sur la marchandise !
Depuis toujours, les gouvernements français se défaussent sur Bruxelles, dépeint comme un père-fouettard libéral qui imposerait l'austérité et les réformes douloureuses. C'est une vaste blague. Les règles de bonne gestion du club européen ne sont jamais respectées par les pays, tout le monde fait semblant. Les organismes étatiques, eux, continuent leur croissance sans fin, au niveau national et désormais aussi au niveau européen. L'image du cancer est souvent employée pour décrire cette hypertrophie étatique, et il faut bien dire que les métastases européennes sont particulièrement préoccupantes.
Encore plus éloignée des citoyens que les Etats nationaux, l'Europe légifère absurdement sur tout, la longueur des concombres, le taux de sucre dans la confiture, le volume des chasses d'eau, la vitesse des essuie-glaces des tracteurs agricoles, la date d’ouverture de la chasse aux tourterelles, jusqu’à l’interdiction de la fessée ! On comprend que les anglais veuillent en sortir, et que les Suisses ne souhaitent surtout pas y rentrer ...
A l’opposé de la concentration des pouvoirs à Bruxelles, je plaide pour la subsidiarité et la démocratie directe.
Reste la question de l’ouverture des frontières, une mesure « ultra-libérale » s'il en est, à en croire Marine Le Pen. Comme beaucoup, j’étais au début favorable à Schenghen. Mais l’abolition des frontières accélère l’arrivée massive d’immigrés, pour qui les minima sociaux sont déjà le gage d'une vie meilleure.
Vous en conviendrez, le libéralisme ne peut pas être seulement une philosophie théorique. Dans un monde idéal, il n’y aurait peut-être plus de frontières, et chaque être humain pourrait s’installer librement ou bon lui semble. Mais pas dans le monde réel, car nos sociétés n'y résisteraient pas.
On peut être libéral et vouloir limiter l’immigration, et protéger autant que possible nos économies de la concurrence des pays ou le travail coûte moins cher (parce que les salaires y sont bas, mais aussi parce que les systèmes d’assistanat sont moins dépensiers). Notons que des pays plus libéraux que la France dans leur politique intérieure, tels les Etats-Unis et la Suisse, pratiquent des politiques extérieures souvent protectionnistes.
Identité et liberté
Ce qui est intéressant finalement dans votre dialogue avec Polony, c'est que vous y plaidez l'un pour la liberté, l'autre pour l'identité. Ce sont en réalité les deux faces d’une même médaille. En général je n'adhère pas aux idées de Natacha Polony, mais elle vise juste quand elle vous réplique : « votre définition de l'autonomie laisse de côté l'héritage, la mémoire, les appartenances, qui sont des besoins fondamentaux de l'homme. »
Ce ne sont pas les libéraux qui voulaient « faire du passé table rase ». On ne peut pas être libre si on ne sait pas qui on est. Dans une période de mutations rapides comme aujourd'hui, chacun ressent le besoin d'être ouvert au changement, tout en restant attaché à son héritage et à sa culture. Un pied dans le monde global et numérique, et un autre pied bien planté dans la terre.
A propos de numérique, cher Gaspard, méfiez-vous des formules que votre plume brillante vous inspire. Comment pouvez-vous écrire que "l'économie du partage est l'économie du servage"?! Mais c'est un autre débat, que j'ai abordé ici.
Pour conclure, le message libéral, il me semble, c'est de compter sur nous-mêmes, plutôt que sur un Etat, qu’il soit social ou libéral, pour nous épanouir. Vous avez remarqué, je n’ai pas écrit « pour nous émanciper » ;)